La Déclaration de Basse-Terre du 1er décembre 1999 : le retour de la question statutaire et institutionnelle aux Antilles françaises
Marquant la vie politique antillo-guyanaise et nationale, ce document formel de deux pages soulève la situation sociopolitique et économique des Antilles françaises et de la Guyane depuis des décennies, et plus particulièrement depuis la loi du 19 mars 1946. Cette continuité territoriale devant s’opérer depuis la loi de départementalisation et notamment depuis les différentes adaptations législatives permettant une « départementalisation adaptée » ne résout en rien les problématiques inhérentes aux départements d’outre-mer. En effet, l’on constate une « destruction systématique de l’initiative locale; un affaiblissement des filières productives; un assistanat généralisé ou encore un taux de chômage croissant (en moyenne 30%) soit deux fois plus de l’Hexagone ». Ce constat sur la société antillo-guyanaise à l’ère de la mondialisation démontre une situation économique et sociale moribonde : il faut agir vite et rapidement! C’est en ce sens que les présidents de région de l’époque – Lucette Michaux-Chevry (Guadeloupe), Alfred Marie-Jeanne (Martinique) et Antoine Karam (Guyane française) signe le 1er décembre 1999 la « Déclaration de Basse-Terre », en Guadeloupe.
Durant la même année, certaines organisations indépendantistes annoncent leur volonté de faire reconnaître auprès des organisations internationales telles que les Nations Unies le caractère « colonial » des départements d’outre-mer et demandent une réintroduction de ceux-ci sur la liste des territoires non indépendants, liste créée par les Nations unies le 14 décembre 1946 par le biais de la résolution 66 (1) de l’Assemblée générale. L’idée de repenser d’une évolution statutaire et/ou institutionnelle semble alors renaitre de ses cendres.
Entre temps, le 10 décembre 1999, deux députés ultramarins – Claude Lise (Martinique) et Michel Tamaya (Réunion) – remettent un rapport au Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, intitulé « La voie de la responsabilité » incluant 70 propositions avec, entre autres, la possible création d’une Assemblée unique (regroupant le Conseil régional et le Conseil général) et pouvant proposer une « évolution statutaire » des départements d’outre-mer. L’originalité de ce rapport insuffle un renouveau dans les débats publics et politiques autour de la question statutaire et institutionnelle au sein des départements français d’outre-mer et souligne également la volonté des responsables politiques locaux de valoriser une certaine identité insulaire de leur territoire respective face à l’identité législative nationale. S’en suit le 12 décembre 1999, le rapport de la commission ad hoc du Conseil général de la Guadeloupe qui, « propose que la nouvelle organisation politique de la Guadeloupe s’articule autour d’une autorité exécutive forte issue d’une seule assemble aux pouvoirs élargis ».
Le 28 mars 2003, la révision constitutionnelle sonnera une nouvelle étape dans le processus de décentralisation entre la France et ses départements et territoires d’outre-mer et ouvrant la voie à une possible évolution statutaire et/ou institutionnelle.
La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 : acte II de la décentralisation consacrant « l’existence juridique des régions et reconnaît aux collectivités territoriales des compétences élargies ».
Adopté le 11 décembre 2002 par le Parlement, le projet de loi consacre une avancée majeure dans « l’organisation décentralisée de la République ». Ce projet de loi sera promulgué le 28 mars de l’année suivante et permet le « droit à l’expérimentation des collectivités locales, à l’autonomie financière des collectivités territoriales » et « libère de nouveaux transferts de compétences ». De cette révision constitutionnelle, il est également question de la possibilité pour les collectivités d’outre-mer d’organiser un référendum local « à la décision des électeurs, les projets de délibération ou d’acte relevant de leurs compétences ». Hormis la possibilité de permettre « l’instauration d’un droit de pétition permettant aux électeurs d’obtenir l’inscription à l’ordre du jour d’une assemblée locale d’une question relevant de sa compétence; la création du référendum décisionnel à l’initiative des instances des collectivités territoriales; la possibilité de consulter les électeurs sur la modification des limites des collectivités territoriales », les collectivités d’outre-mer ont la possibilité d’organiser une « une procédure de consultation des électeurs lorsqu’il est envisagé de créer une collectivité à statut particulier ou de modifier son organisation ». Cette procédure sera organisée en Guadeloupe et en Martinique le 7 décembre 2003.
La consultation populaire du 7 décembre 2003 en Guadeloupe et en Martinique : enjeux et résultats
Quelques mois après l’adoption de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, est organisée aux Antilles françaises une consultation populaire – le 7 décembre 2003 – où la population est invitée à se prononcer sur la fusion en une Assemblée unique du Conseil général et du Conseil régional. Présentée comme une simple évolution institutionnelle, la pauvreté des débats sains autour de la question d’une évolution institutionnelle est à souligner. En effet, la qualité des échanges autour des modalités autour de la consultation laisse place de plus en plus à des querelles internes et des récupérations politiques amenant vers la question statutaire, qui n’était point à l’ordre du jour. La complexité autour de la consultation laisse pantoise la population ne sachant quelle position adopter face à une possible évolution institutionnelle et étant observateur des querelles politiques locales.
À la question : « Approuvez-vous le projet de création en Guadeloupe d’une collectivité territoriale demeurant régie par l’article 73 de la Constitution, et donc par le principe de l’identité législative avec la possibilité d’adaptations, et se substituant au département et à la région dans les conditions prévues par cet article ? », 72,98% des suffrages exprimés sont en faveur du « non ». En Martinique, 50, 48% des suffrages sont également en faveur du « non ». En revanche, Saint-Martin (76,17%) et Saint-Barthélemy (95,51%) se prononcent en faveur du « oui »; elles deviennent des collectivités d’outre-mer et ne font plus partie de la Guadeloupe. D’ailleurs en Guadeloupe, pour Lucette Michaux-Chevry (Les républicains), présidente de la région Guadeloupe, partisane du « oui » et coauteure de la Déclaration de Basse-Terre, c’est une défaite. En 2004, elle perdra son siège en tant que présidente du Conseil régional face à son adversaire politique, Victorin Lurel (Parti socialiste), partisan du « non », qui deviendra le nouveau président de la région jusqu’en 2015.
Les années suivantes marqueront un changement institutionnel pour la majorité des départements d’outre-mer, y compris la Martinique avec la création d’une collectivité unique (rassemblant le Conseil général et régional), le 24 janvier 2010.
Depuis la tenue de la consultation populaire le 7 décembre 2003, la Guadeloupe n’a pas connu de changement institutionnel (et même statutaire) de grande envergure. Alors que les autres départements acquièrent une certaine « autonomie » au fil des années, la Guadeloupe reste jusqu’à ce jour un département français d’outre-mer, une intégration totale à la République française. De ces observations, il convient de se demander quel est l’avenir de la départementalisation à l’ère de la mondialisation. C’est aussi la nécessité de s’interroger sur le devenir de la Guadeloupe en situation post-colonisation, en adoptant une perspective décoloniale et de prendre en considération l’agentivité, la question identitaire ou, tout simplement, la voix des subalternes souvent mise de côté.
La départementalisation à l’ère post-colonisation : constats et perspectives
À suite de la consultation populaire de 2003, bien des choses se sont déroulées aux Antilles françaises : ce fut le cas en Guadeloupe avec le mouvement LKP de janvier-mars 2009, réunissant plus d’une cinquantaine d’organisations syndicales et demandant une revalorisation salariale de 200 euros et dénonçant la « vie chère » faisant rage au sein des départements d’outre-mer. Les accords Bino, nom choisi pour rendre hommage à Jacques Bino, agent des impôts et mort le 18 février 2009, sont signés. Vecteur d’espoir, le mouvement LKP et la signature des accords entre le patronat et le syndicat laisseront un goût amer au sein de la population guadeloupéenne entrainant, les années suivantes, de nouvelles grèves sur le territoire guadeloupéen. Il convient toutefois de souligner l’originalité dans ce mouvement social qui réside dans la résurgence de la question identitaire. Avec le slogan « La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pa ta yo. Yo péké fè sa yo vlé adan péyi an nou », se pose la question du « Nou » versus « Yo ». Comment se définit le Guadeloupéen ? Prend-on en considération les phénotypes pour catégoriser le Guadeloupéen du non-Guadeloupéen ? Prend-on en considération la catégorisation sociale et raciale dans la définition du Guadeloupéen ? S’agit-il d’une dénonciation du système économique guadeloupéen (et caribéen en général) basé sur une hiérarchie de classe, de race, de genre issu de la société de plantation, ancêtre de la société créole ? C’est également en filigrane, l’éternelle question des rapports avec la France qui est remise en question qui est considérée comme un État colonial ou impérialiste pour les militants syndicalistes et nationalistes (et on peut dire même au sein d’une tranche de la population). Considéré comme l’une des porte-parole de l’idéologie indépendantiste-nationaliste, le mouvement LKP sonne le retour assuré de la question identitaire guadeloupéenne et sa complexité dans les débats publics et politiques sur le plan local et national. Ajouter à cela la question de l’eau potable et de sa gestion désastreuse par les autorités publiques compétentes, le drame du CHU de Pointe-à-Pitre, le scandale du chlordécone ou encore d’autres problématiques inhérentes aux Antilles françaises, la départementalisation du 19 mars 1946 semble arriver à son terme. On pourrait même se demander si cette évolution statutaire majeure où l’égalité fut tant recherchée par l’élite locale après la Seconde Guerre mondiale n’était en final qu’un leurre.
L’année 2021 marquera à nouveau le retour de la question identitaire et statutaire en Guadeloupe : sous fond de contestations contre l’obligation vaccinale (COVID-19), les éternelles problématiques datant depuis le vote de la départementalisation de 1946 resurgissent dans les débats publics jusqu’à attirer l’attention de l’exécutif (Sébastien Lecornu, lors d’une visite en Guadeloupe en novembre 2021 lancera de façon abrupte et la question de l’autonomie; sorite qui surprendra l’ensemble de la classe politique locale) . Non loin de là, le 30 novembre 2021, la Barbade, ancienne colonie caribéenne britannique, se sépare définitivement de la Grande-Bretagne devenant ainsi une République; une seconde indépendance comme dirait certains. Ce processus de décolonisation complète fut possible grâce à une réflexion décoloniale engagée depuis des décennies par les autorités politiques locales en place et notamment à la suite du « scandale Windrush de 2018 où des sujets britanniques d’origine caribéenne ont été détenus et, dans certains cas, renvoyés dans leur pays d’origine, car déclarés illégaux, malgré des promesses contraires faites par le gouvernement britannique » et, sans compter le mouvement Black Lives Matter de 2020 ayant permis l’éveil des consciences et notamment sur la condition de l’homme/femme noire dans un monde occidentalocentré et eurocentré devant faire face quotidiennement au racisme systémique et institutionnel, relents de la colonisation.
Actuellement, la notion de différenciation s’inscrit de plus en plus dans les débats publics où les autorités locales demandent au pouvoir central une reconnaissance des spécificités locales au sein des départements français et souhaitant accéder à une certaine autonomie. L’ Appel de Fort-de-France en est un exemple lançant un signal fort auprès l’État français pour un « changement profond de la politique de l’outre-mer ». Mais au-delà des revendications politiques, économiques, juridiques ou encore sociales, il paraît important à l’heure de la mondialisation, de s’interroger quant à l’avenir de la départementalisation et surtout de s’interroger sur le système néocolonial mis en place depuis 1946 qui perdure jusqu’à nos jours.
L’assimilation politique et économique, longtemps mise en avant lors des discussions à l’Assemblée nationale constituante en 1946, à faciliter la mise en place d’une assimilation culturelle aux effets dévastateurs. Bien que les anciennes colonies des Antilles françaises aient connu une évolution statutaire majeure, la réalité démontre la maintenance d’un système colonial 2.0. Les noms changent, mais le système hiérarchique basé sur la classe, la race et le genre continue de perdurer : on peut le voir uniquement par la simple utilisation du mot « outre-mer » qui dénote une continuité de la gestion administrative coloniale de la France envers ses anciennes colonies. On pourrait même aller plus loin, en soulignant comment la départementalisation favorise la société de consommation où la dépendance économique des départements français envers la France hexagonale est omniprésente. La départementalisation et son système de dépendance économique pourraient être associés à la théorie de la dépendance, développée par les intellectuels latino-américains (comme Samir Amin, Celso Furtado ou encore Fernando Henrique Cardoso) soutenant que les pays du Sud et ses instabilités économiques ou politiques sont le fruit d’une domination économique des pays du Nord (cette théorie peut être nuancée avec l’émergence des « Quatre dragons asiatiques » ou encore l’émergence économique de l’Inde, de la Chine ou encore du Brésil). En adoptant une approche décoloniale, la départementalisation peut être considérée comme une violence néocoloniale où la voix des subalternes est muselée. Cette violence néocoloniale qui a également un impact sur l’écologie caribéenne.
C’est en ce sens, il convient de repenser la départementalisation non plus au niveau de sa structure politique, économique, sociale ou encore institutionnelle dans une perspective occidentalocentrée et eurocentré, mais, en adoptant une loupe décoloniale pour penser par le bas et prendre en considération l’agentivité, grand acteur de la société antillaise. En prenant en considération la question identitaire, au-delà- de sa complexité, il s’agit également de s’interroger sur la place de l’homme et de la femme caribéenne au sein d’un monde occidentalocentré et eurocentré en situation post-colonisation. C’est s’interroger sur l’écoféminisme caribéen et la nécessité de la prendre en compte dans la création d’un projet politique et sociétal aux Antilles françaises et notamment lutter contre le réchauffement climatique dont les premières victimes resteront les populations de la zone caribéenne. C’est également souligner les rapports de pouvoir et de domination encore présents entre le centre (la France) et ses périphéries (départements d’outre-mer) où la situation postcoloniale n’a point abouti. C’est aussi l’occasion de s’interroger sur le rôle de la classe politique locale et ses actions et prises de position claires face au pouvoir central pour, d’une seule voix, proposer un projet politique et sociétal d’envergure. La départementalisation s’inscrit dans un rapport centre-périphérie en situation post-colonisation où, la décolonisation par intégration souhaitée par l’élite politique locale permet, certes, le renforcement des relations sur le plan politique, économique, social ou encore géostratégique.
Mais à quel prix pour la construction d’une identité politique et culturelle antillaise ?
Bibliographie
Butel, Paul. Histoire des antilles francaises xviie-xxe siecle. Paris: Tempuspe, 2007.
Célestine, Audrey, et Aurélie Roger. « L’“outre-mer” à la croisée du national et du local. Construction, évolution et appropriations d’une catégorie sur trois terrains ultramarins ». Terrains & travaux 24, no 1 (2014): 121‑42. https://doi.org/10.3917/tt.024.0121.
« “Départementalisation. La Guadeloupe de 1946” par René Bélénus | Médiathèque Caraïbe (Laméca) ». http://www.lameca.org/publications-numeriques/dossiers-et-articles/departementalisation-la-guadeloupe-de-1946/.
Martineau, Michelle Edwige Jeanne. « Décolonisation et Indépendance : Le Nationalisme et La Départementalisation En Guadeloupe de 1950 à 1990 ». Mémoire accepté. Montréal (Québec, Canada): Université du Québec à Montréal, octobre 2018. https://archipel.uqam.ca/12280/.
———. « La Guadeloupe Est En Crise et Cela va Bien Au-Delà de La Situation Sanitaire ». The Conversation, 27 janvier 2022. http://theconversation.com/la-guadeloupe-est-en-crise-et-cela-va-bien-au-dela-de-la-situation-sanitaire-174925.
« Vingt ans après sa signature, la Déclaration de Basse-Terre reste d’actualité – Martinique la 1ère ». https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/vingt-ans-apres-sa-signature-declaration-basse-terre-reste-actualite-777241.html.
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