*Cet article est issu d’un projet réalisé pour un cours de sociologie suivi en automne 2019 à l’UdeM dans le cadre de la scolarité doctorale de l’autrice.
La Négritude est un mouvement politique, culturel et littéraire apparu au début du 20e siècle. Ayant comme pères fondateurs les écrivains et intellectuels français noirs tels que Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, son ambition est de valoriser l’émancipation de l’homme noir en lui redonnant son humanité autrefois balayée.
L’émergence de la Négritude : ses origines lointaines et contemporaines
- Les origines lointaines ou l’influence du marronage et du Vaudou
Durant la traite négrière, période où l’homme noir subit le mythe de la « docilité nègre » accompagné de l’acculturation, de la déshumanisation, de l’assimilation; la résistance culturelle face à la condition servile de l’homme noir se met en place. Cette résistance culturelle se traduit par le marronage perçu comme un « symbole de liberté » qu’il permet la traduction de la « fierté raciale et culturelle nègre ». Le but est de permettre, in fine, la reconnaissance de l’humanité de l’homme noir, mais aussi une renaissance culturelle jusque-là niée par l’homme blanc. Grâce au soulèvement des esclaves, le marronage promeut l’émancipation de l’homme noir en créant une scission nette avec l’acculturation et l’assimilation voulue par le système esclavagiste. Également, la pratique ancestrale du Vaudou est à prendre en compte dans les origines lointaines de la Négritude. Pratiquée à l’abri des regards des maitres blancs, cette pratique spirituelle est également une forme de résistance face à l’aliénation et l’acculturation où la « dépersonnalisation » se manifeste par la conversion forcée au christianisme de l’esclave. Sa pratique permet une réunion des esclaves quelle que soit leur ethnie ou origine autour de forces spirituelles qui leur sont communes.
La combinaison du marronage et du Vaudou furent à l’origine de soulèvements et révolutions d’esclaves. Les plus connus se situent en Haïti avec la cérémonie Vaudou de Bois Caïman en 1791 étant l’élément déclencheur de la révolution haïtienne ainsi que la Bataille de Vertières le 18 novembre 1803 écrasant l’armée napoléonienne.
- Les origines contemporaines et l’influence de la Renaissance de Harlem
Mouvement culturel afro-américain, la Renaissance de Harlem (Harlem Renaissance) promeut l’émancipation du peuple noir. Par l’entremise de l’art tel que la musique, littérature, etc, les premières caractéristiques contemporaines de la Négritude prendront forme. Ainsi, W.E.B. DuBois, historien, sociologue et militant pour les droits civiques est considéré comme le précurseur du concept. Dans son ouvrage de référence « Les âmes du peuple noir », il donnera les grandes lignes de ce qu’il adviendra, quelques années plus tard, la Négritude telle qu’elle est définie aujourd’hui. Il s’agit de questionner la représentation du Noir où ce dernier est présenté comme un sous-homme, « un homme inconscient et taré dont les facultés tant intellectuelles que morales ne sont pas développées et ne peuvent se développer » contrairement à l’homme blanc. De la sorte, cette vision biaisée s’impose à l’homme noir le plaçant en situation d’infériorité : « C’est un sentiment étrange […] que cette double conscience, cette impression de toujours se regarder à travers les yeux des autres, de mesurer son âme à l’échelle du monde qui vous regarde faire avec amusement, mépris et pitié ». Conséquemment, DuBois définit deux objectifs pour sortir le « Nègre » de cette situation : il faut dans un premier temps éradiquer l’image du « Nègre-enfant taré » en lui redonnant son humanité puis, dans un second temps, sortir de la « discrimination raciale » qui se rattache aux discriminations économiques, politiques, culturelles et sociales. Ces deux objectifs seront repris par Césaire et ses collègues quelques années plus tard.
La Négritude et sa compréhension sous un aspect structuraliste, culturel et ontologique
- L’aspect structuraliste ou la différence entre la négritude césairienne et la négritude senghorienne

La négritude révolutionnaire – ou césairienne – possède un « côté idéologique de la révolte contre l’oppression spécifique du Nègre et une réfutation du racisme anti-nègre […] ». Dès lors, l’objectif premier de la négritude césairienne revient à lutter contre l’assimilationisme pour, ensuite, « dénoncer le racisme qui s’abritait derrière ce masque. […] La Négritude césairienne est une entreprise de démystification ». En effet, dans un contexte de décolonisation des Antilles françaises et de l’Afrique, la Négritude s’attrait à « démasquer les assimilationnistes colonialistes et de démystifier les assimilés ». En clair, elle est axée sur une « lutte anti-colonialiste ». Dans son « Discours sur la Négritude » prononcé en 1955, Césaire souligne son caractère révolutionnaire comme suit : « La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut, et sursaut de dignité. Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression. Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité. Elle est aussi révolte. […] la Négritude a été une forme de révolte d’abord contre le système mondial de la culture telle qu’il s’était constitué pendant les derniers siècles et qui se caractérise par un certain nombre de préjugés, de présupposés qui aboutissent à une très stricte hiérarchie. Autrement dit, la Négritude a été une révolte contre ce que j’appellerai le réductionnisme européen ».

La négritude conservatrice – ou négritude senghorienne –, en revanche, met en avant « l’émotivité du nègre ». Sa particularité revient à opposer le biologique à la culture. En effet, en incorporant l’environnement climatique et la vie agricole, il y a eu une « mutation qui aurait déterminé chez le nègre une émotivité spéciale héréditaire […]. Genre de vie et milieu déterminent, selon lui [Senghor], une mutation biologique d’où il déduit toute la culture, ainsi que le comportement du Noir. L’originalité de la culture nègre découlerait inéluctablement de la biologie du Noir ». D’ailleurs, la question raciale s’appuie, en grande partie, sur les dires de Senghor quant à la définition de la Négritude : « […] le Nègre, tant qu’il demeura tel, n’a pas de place, en tout cas, pas de place égale à celle du Blanc, dans un monde fondé sur la raison et la science ». Face à ce constat, la culture est une arme pour redonner à l’homme noir sa place et son existence au sein de la société post-esclavagiste moderne.
- L’aspect culturel au travers de l’émancipation de l’homme noir et la double conscience
Césaire ainsi que Senghor ont démontré l’importance de l’émancipation de l’homme noir dans leurs interprétations respectives de la Négritude. Elle se traduit, entre autres, par la reconnaissance culturelle du monde noir : « les Négro-Africains, comme toutes les autres ethnies de la terre, ont un ensemble spécifique donnée, a produit une civilisation originale, unique, irremplaçable ». L’aspect culturel est essentiel à la Négritude puisque son réajustement permet tout changement politique (dans une longue durée) selon Césaire : « […] cette explosion culturelle génératrice du reste a, elle-même, un commencement; elle a son propre préalable qui n’est pas autre chose que l’explosion d’une identité longtemps contrariée, parfois niée, et finalement libérée et qui, se libérant, s’affirme en vue d’une reconnaissance ». L’émancipation du Noir, caractéristique de l’aspect culturel de la Négritude permet, in fine, une affirmation identitaire : « C’est tout cela qu’a été la Négritude : recherche de notre identité, affirmation de notre droit à la différence, sommation faite à tous d’une reconnaissance de ce droit et du respect de notre personnalité communautaire. Également, la double-conscience (double consciousness) est autre caractéristique de l’aspect culturel de la Négritude. W.E.B. DuBois fut le premier à évoquer cet aspect dans son ouvrage de référence « Les âmes du peuple noir ». Il s’agit de souligner l’expérience du Noir vivant dans un monde dominé par un système favorisant l’homme blanc tout ceci dans une période post-esclavagiste moderne : « C’est une sensation bizarre cette double conscience, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle avec un amusement teinté de pitié méprisant ». Cette notion (reprise par la suite par Paul Gilroy dans son ouvrage « L’Atlantique noir ») est importante, car elle permet de comprendre l’expérience de l’opprimé dans un système oppressif moderne
- La Négritude et son caractère ontologique sous une vision senghorienne
Dans son chapitre 5 intitulé « L’expérience vécue du Noir », Fanon faisait part de l’absence de « réalité ontologique » de l’homme noir le rendant impossible de se défendre ou de se valoriser en tant qu’être humain : « Il y a bien le moment de ‘ l’être pour l’autre’, dont parle Hegel, mais toute ontologie est rendue irréalisable dans une société colonisée et civilisée. […] L’ontologie, quand on a admis une fois pour toutes qu’elle laisse de côté l’existence, ne nous permet pas de comprendre l’être du Noir. Car le Noir n’a plus à être noir, mais à l’être en face du Blanc ». Senghor, dans sa conception de la Négritude, souligne le profil métaphysique du concept lui donnant ainsi une originalité particulière et permettant le rétablissement de la « réalité ontologique » autrefois bannie. L’ontologie de la Négritude est « unitaire » où les forces divines se manifestent. Cette force métaphysique justifie le côté solidaire de l’homme noir. Elle est aussi « existentielle » en mettant en dialogue la « force vitale qui, préexistant à l’être, fonde l’être ». Cette théorie de la connaissance de l’existence de l’homme noir permet, à la Négritude, de lui redonner son humanité.
Critiques et évolution du concept
La négritude fut l’objet de nombreuses critiques. Par exemple, Fanon en citant « Discours sur le colonialisme » de Césaire dès l’introduction de son ouvrage « Peau noire, masques blancs », reconnaît l’objectif premier du concept à savoir, permettre l’émancipation de la culture et la reconnaissance de l’humanité de l’homme noir : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. ». Toutefois, la position de Fanon reste ambiguë. En reconnaissant l’utilité de la Négritude, il émet des réserves face à l’enthousiasme observé au sein de la communauté noire et souhaite pour l’homme noir de ne pas rester prisonnier de son passé. Une projection dans le futur est souhaitée. D’autres, tels que Wole Soyinka, ont jugé le concept beaucoup trop réducteur. D’ailleurs, il répondra à Césaire en inventant le concept de tigritude : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie et la dévore ». Hormis les critiques, le concept de négritude a permis l’apparition de concepts connexes. C’est le cas de l’afro pessimisme (afro pessimism). Ce dernier est défini par Patrice Douglass, Selamazit D. Terrefe et Frank B. Wilderson comme « un microscope d’interprétation qui représente la dépendance de la société civile à propos de la violence anti-noire – un régime de violence qui place les noirs comme étant les ennemis internes de la société civile et qui ne peut être analogue à les régimes de violence qui discipline le subalterne marxiste, le subalterne postcolonial, l’immigrant de l’Ouest de couleur, mais non blanc, l’homosexuel non noir ou la femme qui n’est pas noire » (traduction libre)[1]. Ainsi, les afro pessimistes dénoncent systématiquement l’exclusion des Noirs dans des catégories telles que la propriété privée ou encore les droits pour les êtres humains au sein de la modernité. Cette vision s’aligne à celle de la Négritude et de ses objectifs. La pertinence de la Négritude est claire : la « réalité ontologique » de l’homme noir ne lui donnant aucune possibilité d’affirmer son humanité face à l’homme blanc peut être désormais affirmée. En effet, la conscience noire (notamment avec les notions d’émancipation de l’homme noire et la double conscience) est un facteur déterminant dans l’élaboration et la survie du concept. Il y a été certes juger être trop réducteur par certains, mais il est indéniable que la Négritude permet à l’homme noir de se valoriser en tant qu’être humain au sein de la société moderne post-esclavagiste, le tout dans une perspective décoloniale.
Pour aller plus loin, n’hésitez pas à lire l’excellent article de Tessa Naime, fondatrice de Neg Magazine intitulé « Le Nègre de la poésie césairienne« .
Bibliographie
Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme Suivi de Discours sur la Négritude. Présence Africaine. Paris, 2004.
Corzani, Jack. La Littérature des Antilles-Guyane françaises. Émile Desormeaux. Vol. La Négritude. Tome III vols., 1978.
Corzano, Jack. La Littérature des Antilles-Guyane françaises. Émile Desormeaux. Vol. La Négritude. Tome IV vols., 1978.
Douglass, Patrice, Selamawit D. Terrefe, and Frank B. Wilderson. “Afro-Pessimism,” 2018. 10.1093/OBO/9780190280024-0056.
DuBois, W.E.B. Les âmes du peuple noir. Éditions Rue D’ULM. Paris, 2004.
Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Éditions du Seuil. Paris, 1952.
Gilroy, Paul. L’Atlantique noir: modernité et double conscience. Éditions Amsterdam. Paris, 2017.
Jaunet, Claire-Neige. Les écrivains de la Négritude. Ellipses. Pris, 2011.
Senghor Sédar, Léopold. “Problématique de la Négritude.” Présence Africaine 2, no. 78 (1971): 3–26.
———. “Qu’est-ce que la Négritude ?” Études Françaises 3, no. 1 (1967): 3–20. https://doi.org/https://id.erudit.org/iderudit/036251ar.
Towa, Marcien. Poésie de la Négritude : approche structuraliste. Éditions Naaman. Sherbrooke, 1983.
[1] “Afro-pessimism is a lens of interpretation that accounts for civil society’s dependence on antiblack violence—a regime of violence that positions black people as internal enemies of civil society, and cannot be analogized with the regimes of violence that disciplines the Marxist subaltern, the postcolonial subaltern, the colored but nonblack Western immigrant, the nonblack queer, or the nonblack woman” (Douglass et al 2018).
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