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LES LÉVANTINS DE LA CARAÏBE : UNE INTÉGRATION RÉUSSITE (2ÈME PARTIE)

   

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La communauté syro-libanaise, marquée par des crises internes, des crises économiques à répétition, le traumatisme de la guerre n’a eu d’autre choix que de quitter sa mère patrie dans l’optique d’un meilleur avenir. Outre l’Europe, les États-Unis ou encore le Canada, la communauté s’est installée aux Antilles à partir du milieu du 19e siècle, aux alentours de 1870 (pour les premiers arrivants en Guadeloupe). Son intégration « réussite » n’a pas été de tout repos. À vrai dire, les débuts furent relativement difficiles, marqués par le choc culturel, la barrière de la langue, et devant faire face aux préjugés.

Pour cette deuxième partie, il s’agit de s’intéresser à l’intégration progressive de la communauté au sein de la Caraïbe. Le cas d’Haïti et de la République dominicaine nous permettra de connaître la perception de population locale, mais aussi des politiciens envers la communauté. Il est également intéressant de comprendre comment les Levantins de la Caraïbe se sont approprié le domaine économique (commerce au détail…) à l’aide, entre autres, d’autres membres de la communauté répartis sur l’ensemble de l’espace caribéen.

L’intégration des Levantins de la Caraïbe : des débuts contrastés

Prenant en compte la question ethnique et raciale, les Syriens et Libanais vont devoir faire face aux stéréotypes et jugements négatifs de la part des locaux. Par exemple, les Syriens de Guadeloupe seront surnommés les « Italiens »[1] comme le souligne Didier Destouches. Ce surnom vient renforcer les amalgames « faits entre les individus partageant les phénotypes blancs »[2]. Nonobstant, il est important d’observer le contraste concernant l’intégration progressive et l’acceptation de la communauté indépendamment des régions.

  • Les Levantins Haïti ou « les monstres du Levant » : un rejet affirmé

Le passage de colonie française à nation indépendante (première République noire) le 1er janvier 1804 a favorisé un regain pour la conscience identitaire noire. Toutefois, la réalité atteste l’existence d’une hiérarchisation raciale (propre à la société caribéenne) où les Haïtiens ayant la peau foncée se retrouvent au bas de l’échelle sociale (paysans, agriculteurs) travaillant pour une élite de type mulâtre. Le début des hostilités envers la communauté commence dès leur arrivée. Utilisant le colportage pour vendre leurs marchandises, les syro-libanais sont accusés par les marchands locaux de vendre des produits de base (nourriture sèche principalement) venant contrecarrer les activités économiques et commerciales des locaux. Quelques années plus tard, ils seront naturalisés augmentant un peu plus les tensions déjà bien visibles au sein de la société haïtienne comme David Nicholls le souligne. Ces tensions sont telles que la population décide de s’en prendre aux commerces de la communauté nourrit notamment par des journaux tels que l’Antisyrien dénonçant la présence des Syriens et Libanais sur le territoire : ils seront surnommés les « descendants de Judas » ou encore « les monstres du Levant ». On dénombre, entre 1904 et 1905, des attaques à Port-au-Prince, Arcahie, Port-de_Paix, Petit Goâve, Aux Cayes ou encore Léogane. Selon D. Nicholls, 52 Syriens seront même expulsés de Jérémie.

Cette persécution se traduira au niveau politique : des restrictions gouvernementales seront imposées en 1903 par Pierre Alexis Nord, Chef Suprême d’Haïti (1902-1908) — les lois de 1903-1904 dites les « lois syriennes » — pour limiter les activités économiques des Levantins[3]. Les mesures sont strictes : il faut attendre 10 ans avant d’obtenir la nationalité haïtienne, tout renouvellement de licence pour d’autres projets commerciaux est désormais suspendu, le « syrien » ne peut détenir plus d’un commerce. En cas de violation, une amende de « cinq cents dollars » accompagnée « d’un emprisonnement de six mois à un an » est prévue.  

Mais il ne s’agit pas de simples restrictions : elles sont en réalité la traduction d’une politique discriminatoire, nationaliste, voire xénophobe de la part du gouvernement envers la communauté.

Pierre Nord Alexis, Chef Suprême d’Haïti (1902-1908). Source (image) : Wikipédia.

Durant la campagne électorale de 1911, le Général Leconte[4], futur président de la République d’Haïti et grâce à l’appui des commerçants locaux et étrangers, soutient la volonté de renforcer les restrictions imposées à la communauté syro-libanaise suite aux lois de 1903-1904. Toutefois, Cincinnatus Leconte de son vrai nom ne pourra exécuter cette promesse puisqu’il périra dans une explosion au sein du palais présidentiel le 8 août 1912[5]. Les rumeurs vont de bon train : les syro-libanais sont accusés d’être responsable de l’explosion ayant entrainer la mort du général Leconte. Certains célèbreront sa mort, d’autres seront emprisonnés et certains trouveront même refuge au sein des consulats étrangers pour se protéger face à la colère de la population locale. L’occupation américaine à partir de juillet 1915 (et qui durera 19 ans) laissera place à une certaine accalmie : la communauté sera protégée, les attaques seront rares, voire quasi inexistantes, leur permettant de relancer leurs activités économiques et commerciales.

Cincinnatus Leconte, Président de la République d’Haïti (1911-1912). Source (image): Wikipédia.

Le rejet de la communauté est également perceptible auprès d’une autre communauté ethnique : les mulâtres. Les surnommant lezarabs (les Arabes en créoles), ils sont perçus comme les « nouveaux riches[6] ». Cette perception négative envers la communauté syro-libanaise sera renforcée après la prise de pouvoir de François Duvalier dit « Papa Doc ». Adoptant le noirisme comme idéologie politique dans le but de valoriser l’homme/la femme noir.e. et s’opposant au mulâtrisme (idéologie politique favorisant la supériorité du mulâtre face au noir.e. et la supériorité du Blanc face au mulâtre), les syro-libanais ne subiront pas les agissements du gouvernement Duvalier : au contraire, ils participeront (certains d’entre eux) à la longévité du régime. Un soutien financier en provenance de certains membres est observé. D’autres seront nommés à des postes ministériels : on peut citer le Dr Rindal Assad, nommé ministre du Tourisme en 1958.

Les tensions sont aussi perceptibles au sein même de la communauté levantine comme le souligne David Nicholls : la guerre civile opposant le Liban, la Syrie, Israël et la Palestine attisent des tensions entre Libanais et les Palestiniens face aux activités militaires de l’OLP[7]. Certains Libanais dénonceront le soutien de la présence de l’OLP au sud du Liban de la part de certains Palestiniens venant ternir, selon eux, l’image du Liban surnommé à l’époque « la Suisse du Moyen-Orient ».

Malgré l’hostilité perceptible envers la communauté, elle ne semble pas être aussi prononcée dans d’autres îles de la Caraïbe : c’est le cas de la République dominicaine.

  • Les Levantins de la République dominicaine : une situation distincte de son voisin haïtien

Surnommés « los turcos[8] », de nombreux syro-libanais déposent leurs valises en République dominicaine à partir des années 1880 (correspondant à la première grande vague de migration). Tout comme leurs confrères d’Haïti, le colportage sera utilisé pour vendre leurs marchandises malgré les restrictions imposées. Résidant principalement à San Pedro de Macoris (au sud-est de la République dominicaine), ils seront surnommés « pacotilleros ambulantes » et feront l’objet de pétition de la part de marchands locaux dénonçant une « invasion arabe » comme le souligne David Nicholls. Cependant, cette campagne « anti-syro-libanaise » ne durera pas. La communauté s’établit rapidement dans le domaine commercial (tout comme leurs voisins d’Haïti) et est acceptée par le reste de la population : nombre d’entre eux se sont mariés avec des Dominicain.es., adoptent les uses et coutumes du pays, parle l’espagnol couramment, etc.

On peut notamment souligner leur implication dans le domaine politique avec, pour exemple, Jacobo Majluta Azar, vice-président de la République dominicaine (de 1978 à 1982) ou encore la candidature du général des forces armées, Elias Wessin y Wessin (Parti communiste), à la présidence du pays. Ce dernier a d’ailleurs une importance non négligeable puisqu’il aidera les membres de la famille Rafael Trujillo à fuir le pays suite à l’assassinat de l’ancien dictateur en 1961.

Elias Wessin y Wessin, politicien et militaire dominicain d’origine libanaise. Source (image): alchetron.com

On le voit, le traitement accordé à la communauté est plutôt positif : il y a une acceptation générale de la population locale, une implication importante dans le domaine économique, commercial, culturel et politique même si certaines voix s’élèvent dénonçant « l’invasion » des Syro-libanais en République dominicaine.

Jacobo Majluta Azar, ancien vice-président de la République dominicaine d’origine libanaise. Source (image) : Wikipédia.

Cette différence d’acceptation entre Haïti et la République dominicaine peut s’expliquer par les focales de catégorisations raciales et ethniques, composantes de la société caribéenne. Cependant, il est important d’aller au-delà de cette affirmation : bien que la question ethnique et raciale à son importance, les hostilités envers la communauté ont débuté lorsqu’ils ont développé leurs réseaux économiques et commerciaux et ont établi leurs commerces un peu partout sur l’ensemble de l’espace caribéen.

Les Levantins de la Caraïbe : l’exploitation du domaine économique et commercial  

Malgré les persécutions, stéréotypes et autres subis par la communauté, elle a su se distinguer en exploitant le domaine économique et commercial. Mais comment cela fut-il possible ?

Indépendamment des régions caribéennes et avant de devenir des commerçants aguerris, les premiers arrivants aux Antilles étaient des paysans ou agriculteurs ayant fui la guerre et la misère. Une fois sur place, les Levantins ont utilisé le colportage pour pouvoir vendre leurs marchandises et ce malgré les restrictions imposées. Ce constat est également observable en Guadeloupe et Martinique comme Didier Destouches l’indique : « Pour la plupart des agriculteurs cultivant l’olive et élevant un petit bétail, ces hommes sont devenus commerçants dans la migration. Ce champ économique était peu développé, il y avait donc là un espace à exploiter ». L’auteur poursuit : « Ils ont commencé à pratiquer le colportage de commune en commune, les marchandises étant portées à dos d’homme et pour les plus aisés, à dos d’animal ».  

Également, l’accumulation de profit tiré des différents commerces a permis à certains d’étendre leur(s) entreprise (s) à l’extérieur de la Caraïbe. Ce fut le cas à Trinité-et-Tobago où le départ de ces entrepreneurs trinidadiens d’origine syro-libanaise vers l’Amérique du Nord a renforcé les hostilités envers la communauté notamment avec l’émergence du mouvement « Black Power » ou nationalisme noir dans les Caraïbes à partir des années 1960. Au fil des années, c’est littéralement un réseau qui s’est mis en place reliant les membres de la communauté sur l’ensemble de l’espace caribéen et notamment au niveau des ports maritimes. Romain Cruse, en reprenant les travaux de David Nicholls, souligne, les Syro-libanais ont réussi « à tisser des liens familiaux entre les îles, à proximité des ports. C’est pour cela qu’on les appelle bòdmè (bord de mer en créole) en Haïti ». Il ajoute : « Après avoir réussi, un frère chargé d’un business sur place restait pendant qu’un autre qu’un autre partait en ouvrir un second dans une île voisine. Ceci explique la densité et la solidité des réseaux commerciaux « syriens » dans la région ».

Au fil des années, les Syro-libanais se sédentarisent et investissent dans les grandes villes. C’est le cas en Martinique pour les communes de Fort-de-France, le Lamentin. En Guadeloupe, ce sont les communes de Pointe-à-Pitre, le Moule ou encore Basse-Terre qui sont visées. Didier Destouches ajoute que les membres de la communauté « ont acquis des immeubles en villes […] ouvrant des commerces, haranguant les clients potentiels sur les trottoirs, ce qui se fait moins aujourd’hui ». La nouvelle génération se démarque de l’ancienne : bien que la plupart d’entre eux reprennent les affaires familiales, certains d’entre eux décident de vendre l’entreprise (ou les entreprises selon les cas) de la famille au grand dam de leurs parents et aïeux.

La solidarité et l’entraide de la communauté syro-libanaise sont les maitres-mots dans le développement économique de la Caraïbe. Mais au-delà du monde économique, ils ont apporté leur contribution dans le monde politique, mais aussi culturel façonnant de façon pérenne le paysage caribéen jusqu’à nos jours…

Bibliographie

 Calmont, André, Justin Daniel, Didier Destouches, Isabelle Dubost, Michel Giraud, et Monique Milia. « Histoire et mémoire des immigrations en régions, Martinique – Guadeloupe ». Research Report. CRPLC, 2010. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01629750.

Nicholls, David. « No hawkers and pedlars: Levantines in the Caribbean ». Ethnic and Racial Studies 4, no 4 (1 octobre 1981): 415‑31. https://doi.org/10.1080/01419870.1981.9993349.

Plummer, Brenda Gayle. « Race, Nationality, and Trade in the Caribbean: The Syrians in Haiti, 1903-1934 ». The International History Review 3, no 4 (1981): 517‑39.


[1] Selon l’auteur, cette expression fait référence à des « pratiques économiques similaires, ils sont les uns et les autres commerçants ».

[2] Didier Destouches ajoute que : « Les originaires de la Syrie, du Liban et de la Palestine ne se sont jamais approprié cette appellation jugée péjorative. Une autre tendance a aussi été de les englober dans la catégorie « Arabes » souvent associée à la pratique religieuse de l’Islam. Or, ces pionniers et leurs descendants constituent des groupes distincts qui se côtoient ».

[3] Dans le but de lutter contre la corruption et lutter face au marasme économique que traversa le pays à l’époque, ces restrictions furent à l’initiative de Pierre Nord Alexis, ancien Chef Suprême d’Haïti (1902-1908). Cette politique discriminatoire sera reprise par le Général Leconte.

[4] Descendant de Jean-Jacques Dessalines, il est également l’oncle de Joseph Laroche, unique passager noir du Titanic ayant sombré dans l’océan Atlantique dans la nuit du 14 au 15 avril 1912.

[5] Les successeurs de Leconte poursuivront toutefois la politique « antisyrienne ».

[6] Affirmation à prendre avec précaution. Ces « nouveaux riches » ne concernent qu’une infirme partie de la communauté. La plupart d’entre eux se situent dans la classe moyenne et d’autres sont restés pauvres après leur arrivée aux Antilles.

[7] Organisation de libération de la Palestine.

[8] En raison de la nationalité turque des membres de la communauté bien que certains d’entre eux obtiennent la nationalité dominicaine dès 1839.

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