Située en bas de l’échelle sociale, la communauté indienne peine à se faire entendre auprès des autorités. Ne possédant pas la nationalité française et exclue des listes électorales, « ce groupe a été écarté de l’espace public et confiné dans un statut de sous-citoyenneté aussi bien par l’État que par des maires qui ne s’intéressent à lui qu’à condition que ses membres acceptent d’être une clientèle électorale » comme le souligne Fred Réno. À cela s’ajoute une dispense, on pourrait dire automatique, des Indiens au service militaire. Il est clair que tous les stratagèmes existants sont utilisés pour exclure à tout prix la communauté indienne. Ce traitement indigne pousse de nombreux Indiens à se soulever face à cette volonté étatique de les rayer du paysage politique, économique et social de la Guadeloupe.
Henry Sidambarom et son engagement politique en faveur des droits civiques des Indiens de Guadeloupe
Né le 5 juillet 1863 « à une heure du matin, dans l’habitation Petit-Pérou à Capesterre » en Guadeloupe, Sidambarom est le fils d’un engagé indien. Inscrit à l’école des jésuites missionnaires dite les « Frères de Ploërmel », il prendra conscience du traitement accordé à ses confrères. Les conditions de travail, la vétusté des habitations et les sanctions infligées, Henry Sidambarom ne peut rester inactif face à cette situation : c’est le début de son engagement politique. L’objectif est de permettre une reconnaissance de la communauté indienne tant sur le plan politique, mais aussi et surtout humain.

À la suite de la décision des autorités françaises de dégager la communauté indienne de tout service militaire, Mr Sidambarom s’adresse directement aux autorités. En nous appuyant sur les observations de Fred Réno, ce dernier nous permet de mieux connaître la position d’Henry Sidambarom : « En mon nom et au nom des miens, j’ai l’honneur, monsieur le Ministre de protester respectueusement auprès de vous contre une telle façon de voir qui va à l’encontre de nos sentiments et de toutes les lois françaises qui nous régissent au même titre que tous ceux qui prennent naissance sur le sol français. Ce n’est pas la loi et c’est une erreur d’avancer que les descendants d’hindous immigrés sous l’empire de la convention du 1er juillet 1861, doivent être considérés comme dégagés de toutes obligations militaires ». Henry Sidambarom poursuit : « Nous n’entendons nous remettre aux mains d’aucun parti politique. Nous nous réclamons du parti du droit et de l’équité […]. Les pouvoirs publics qui avaient fait venir nos pères au lendemain de l’abolition de l’esclavage […] n’eurent même pas un mouvement de générosité en notre faveur. Hier les Noirs n’étaient pas dignes de la liberté et du suffrage universel, aujourd’hui les fils d’Hindous devraient être indignes au même titre que les Noirs. À côté des trois éléments ethniques qui composent ici la société coloniale, nous ne sommes même pas comptés pour former la quatrième roue du char social. Les hommes politiques nous ignorent, pourtant nous payons l’impôt ».
En effet, en y regardant de plus près, et toujours selon les observations de Mr Réno, il y a un paradoxe concernant la situation de la communauté indienne : elle possède des « obligations inhérentes au statut de citoyen », mais ne possède pas la nationalité française. Ce paradoxe est d’autant plus criant au regard de leur exclusion des listes électorales : le droit de vote ou encore la nationalité leur est refusé. Mais pourquoi une telle différence de traitement ? Il semble qu’une certaine ethnicisation de la société est mise en place par les autorités, mais aussi le rôle des relations qu’entretiennent les maires avec la communauté indienne. D’ailleurs, c’est de ces relations que dépendra l’inscription des Indiens sur les listes électorales ou non.
Parallèlement, la question du métissage culturel est à prendre en compte: mentionnée en propos introductifs, la Guadeloupe est une société créole, voire plurielle, où le métissage est omni présent. De par l’existence de notions/concepts telles que la Négritude ou encore la créolisation, cette dernière distingue de façon implicite, ceux que l’on peut considérer comme créole ou non. Par définition, la créolisation suppose la rencontre de plusieurs cultures. De cette rencontre, il y a destruction pour permettre la création d’une seule et unique culture. Cela signifie que les anciennes cultures n’existent plus au profit d’une culture alliant quelques traits de la culture d’origine d’un groupe ethnique se mélangeant à un autre.

Les Indiens, au regard de l’histoire, ne sont point considérés comme créoles. L’abandon de la langue tamoule au profit du créole est une preuve de la recherche d’une intégration de la communauté au sein la société guadeloupéenne. Pour autant, la culture (et plus particulièrement les traditions ancestrales) n’est point abandonnée. Assimilé de façon implicite à une certaine forme « d’africanisation », le concept de créolisation ne peut s’appliquer à la communauté indienne. On parlera plutôt d’Indianité. Nous reviendrons un peu plus tard sur cette notion, mais il est important à ce stade de comprendre que le rejet de la communauté indienne à l’époque est à la fois politique et culturel.
Les actions de Mr Sidambarom ne s’arrêtent pas là : il y a « l’affaire de l’achat de l’usine Marquisat en 1892 » démontrant l’existence de « rapports de force économique du monde colonial de l’époque » ou encore l’affaire de la radiation des Indiens des listes électorales de 1904, lutte remportée par Mr Sidambarom comme nous le rapporte le journal France-Antilles. Il sera aussi président de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen ou encore fondera « l’Obole du Travailleur » en 1910 et vers la fin de sa vie sera juge de paix à Capesterre-Belle-Eau. En somme, Henry Moutou Sidambarom aura accompli de grands projets; s’inscrira dans de nombreuses luttes dont l’objectif premier est et restera la reconnaissance des droits civiques des Indiens de Guadeloupe, et ce jusqu’à sa mort en 1952. En est la preuve avec l’attribution de la nationalité française aux Indiens en 1923, lutte qui aura duré 10 ans. Il est désormais considéré comme l’une des « figures historiques de la Guadeloupe ».
Hormis l’aspect politique et administratif, la communauté indienne doit également faire face à une autre difficulté : les tensions raciales.
La communauté indienne face aux discriminations raciales
Surnommé « coolie [1]» ou encore « zindien » par le reste de la population guadeloupéenne, l’Indien doit faire face aux discriminations raciales. En dehors des relations tendues avec le maitre esclavagiste, il semble que des tensions apparaissent avec la communauté noire.
Considérés comme de « nouveaux esclaves », les Indiens font face à des commentaires désobligeants de la part des Noirs comme le rapporte Guy Lasserre. Il y a un rappel constant de l’appartenance sociale à laquelle est rattachée la communauté indienne à savoir les Intouchables. De plus, il y a une forme de revanche qui est prise par la communauté noire contre les Indiens : une certaine domination est exercée venant une fois de plus alourdir les conditions de travail et de vie de la communauté indienne.
À cela s’ajoute les comparaisons physiques : nous l’avons vu en première partie, l’homme Indien est considéré comme faible et a dû mal à tenir face aux fortes chaleurs tropicales contrairement à l’homme Noir. Les moqueries fusent: « lorsqu’un Indien tombe, il se casse; donner une fessée à un Indien risque de le faire passer de vie à trépas » ou encore « l’Indien est effacé et craintif; il se laisse facilement dominer ».
Toutefois, en suivant l’analyse de Guy Lasserre, ces humiliations publiques ne semblent pas s’inscrire dans le privé. Au contraire, les Noirs guadeloupéens ont beaucoup de respect pour l’Indien : cela passe par la reconnaissance pour « le goût du travail bien fait, l’assiduité à la tâche, l’ordre, la propreté, le sens de l’épargne, le désir d’améliorer sa situation ». D’ailleurs, il n’est pas anodin de voir de plus en plus de couples mixtes Indo-africains se former allant au-delà des préjugés.
Au fil des années, la communauté indienne arrive à s’intégrer au sein de la société guadeloupéenne tant d’un point de vue économique que politique. Au niveau culturel, il serait mal venu de parler « d’Indien créolisé » supposant un abandon de ses coutumes ancestrales. On parlera d’Indianité étant la traduction d’un processus d’affirmation identitaire.
La place de l’Indianité au sein de la société guadeloupéenne
S’ajoutant au concept de Négritude, Antillanité, Créolisation ou Créolité, l’Indianité est un concept spécifique à la communauté indienne. Mais alors, pourquoi une telle différence ?
Mis en avant par Gilbert Francis Ponaman[2], l’Indianité créole (de son nom exact) a pour but de « sauvegarder la mémoire des anciens, à préciser et rehausser l’éclat des nadron, ces longues soirées de chants épiques extraits des grandes épopées de l’Inde, tel le Mahâbhârata; à initier et développer la pratique de la langue tamoule, à valoriser le culte indien afin de déculpabiliser et décomplexer l’Indien, afin qu’il reconnaisse et accepte ouvertement sa culture d’origine transplantée aux îles » comme le rapporte Madelyne Mary. Toutefois, il est important de souligner qu’il ne s’agit pas ici de créer un concept pour se distancier du reste de la société guadeloupéenne. Située entre « universalisme et spécificité », il s’agit d’une adaptation de la culture indienne et ses pratiques à la société créole (sans pour autant perdre ses racines) d’où le terme « Indianité créole ».
L’Indianité participe pleinement au patrimoine culturel et identitaire de la Guadeloupe. Comme le dit si bien Fred Réno, « être musicien de « gwo ka » n’exclue pas le « tambouyé » des temples hindous et des églises catholiques ». Elle se traduit également au niveau culinaire avec le colombo, plat originaire de l’Inde du Sud et du Sri Lanka et est devenu une recette incontournable de la cuisine antillaise. C’est également le cas pour le tissu madras, porté par les femmes antillaises à partir du XVIIe siècle. L’Indianité est, in fine, une composante supplémentaire participant au processus de construction identitaire et de la mémoire collective guadeloupéenne où la pluralité des cultures et traditions prend tout son sens.
Aujourd’hui, la communauté indienne s’est pleinement intégrée dans le paysage politique, économique et socio-culturel guadeloupéen. Il est indéniable que cette communauté et sa culture sont des composantes essentielles à la construction de la mémoire collective guadeloupéenne. D’exclusion à intégration, elle est un exemple concret d’intégration réussite. Il aura fallu certes faire face à de nombreuses oppositions de la part des autorités françaises, des humiliations quotidiennes, des conditions de travail mais aussi de l’état d’insalubrité des habitations des Indiens engagés. Mais la solidarité régnant au sein de cette communauté lui permettra de résister et de faire valoir au fil des années son importance dans la société guadeloupéenne.
Comme le dit si bien Fred Réno, « on passe alors d’une indianité subie à une indianité valorisée ».
Bibliographie (pour la première et seconde partie)
Caïlachon, Jack. « L’immigration indienne en Guadeloupe et dans la Caraïbe Française. La même… et une autre qu’à Trinidad ! 1848[1853-1889]1923 ». Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, no 179 (1 novembre 2018): 67‑76. https://doi.org/10.7202/1053503ar.
France-Antilles Guadeloupe. « Esclavage crime contre l’humanité : Maxette Pirbakas se défend d’avoir voté contre – Toute la politique en Guadeloupe ». Consulté le 3 juillet 2020. https://www.guadeloupe.franceantilles.fr/actualite/politique/esclavage-crime-contre-l-humanite-maxette-pirbakas-se-defend-d-avoir-vote-contre-570731.php.
« Gilbert Francis PONAMAN ». Consulté le 27 juillet 2020. https://www.potomitan.info/bio/ponaman.php.
France-Antilles Guadeloupe. « Henry Sidambarom, un homme libre et épris de justice avant tout – Faits de Société en Guadeloupe ». Consulté le 27 juillet 2020. https://www.guadeloupe.franceantilles.fr/actualite/societe/henry-sidambarom-un-homme-libre-et-epris-de-justice-avant-tout-571436.php.
Lasserre, Guy. « Les “Indiens” de Guadeloupe ». Les Cahiers d’Outre-Mer 6, no 22 (1953): 128‑58. https://doi.org/10.3406/caoum.1953.1847.
———. « Singaravelou, Les Indiens de la Guadeloupe ». Annales de géographie 86, no 475 (1977): 366‑68.
« Le Parlement condamne toutes les formes de racisme et appelle à l’action | Actualité | Parlement européen », 19 juin 2020. https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20200615IPR81223/le-parlement-condamne-toutes-les-formes-de-racisme-et-appelle-a-l-action.
Northrup, David. « Indentured Indians in the French Antilles. Les Immigrants Indiens Engagés Aux Antilles Françaises ». Outre-Mers. Revue d’histoire 87, no 326 (2000): 245‑71. https://doi.org/10.3406/outre.2000.3777.
Ousselin, F-J. « Un mal qui révèle (réveille) bien des maux de la société guadeloupéenne ». Guadeloupe la 1ère. Consulté le 3 juillet 2020. https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/mal-qui-revele-reveille-bien-maux-societe-guadeloupeenne-846070.html.
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Réno, Fred. « L’indianité au défi du contexte sociopolitique dans la Caraïbe : les cas de la Guadeloupe et du Guyana ». Les cahiers des Anneaux de la mémoire, La Guadeloupe, no 18 (2018): 153‑67.
Schnakenbourg, Christian. L’immigration indienne en Guadeloupe (1848-1923) : Coolies, planteurs et administration coloniale, 2005.
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Pour aller plus loin
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Van Den Avenne, Cecile. « L’élément indien de la créolité: une reconstruction identitaire », 2006, 12.
INFOS PRATIQUES
Association Culturelle de Guadeloupe des Amis de l’Inde (ACGAI)
Centre Guadeloupéen de la culture Indienne
[1] Expression à connotation péjorative désignant les engagés indiens de l’époque. Selon le CNRTL, cette expression peut être apparentée à un groupe ethnique originaire de l’Inde réputé comme étant des pillards et voleurs. Ils se situent au bas de l’échelle sociale.
[2] Considéré comme le père de l’Indianité créole.
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